mardi 5 juin 2012

Vers la privatisation des vols spatiaux ?

Il y a deux ans, feu l’acteur de la série télévisée Star Trek James Doohan (« Scotty ») a eu droit à une dernière aventure, offerte par l’entreprise privée californienne Space x, créée en 2002 avec l’objectif d’envoyer des hommes en orbite autour de la Terre. En août 2008, Space X a embarqué les cendres de Doohan sur le troisième vol test de Falcon 1, une fusée à kérosène et oxygène liquide.

Mais après deux minutes de vol, le dernier voyage de Doohan s’est terminé en catastrophe : le premier étage de la fusée est entré en collision avec le deuxième au moment de la séparation. C’était le troisième échec de Space X en... trois tentatives.

« Qu’espériez-vous d’autre ? », raillèrent d’anciens membres d’équipage de la NASA, des responsables de l’aérospatiale et de nombreux autres spécialistes convaincus que l’envoi en orbite de vaisseaux spatiaux, surtout s’ils sont habités, nécessite des armées d’ingénieurs, de techniciens et de directeurs, avec un financement de milliards d’euros et des plans de développement sur plusieurs décennies.

L’espace, après tout, est difficile d’accès. Une initiative privée peut parvenir à envoyer un prototype modeste à 100 kilomètres d’altitude, comme l’a réussi l’avion SpaceShip One de Burt Rutan en 2004. Mais c’était un exploit de salon comparé aux missions de la navette spatiale américaine ou la Station spatiale internationale (ISS). Pour gagner l’orbite terrestre, une altitude de 100 kilomètres équivaut à la longueur d’une bretelle d’entrée sur une autoroute, au bout de laquelle vous avez intérêt à accélérer franchement pour dépasser les 7,7 kilomètres par seconde nécessaires pour placer une charge en orbite stable à 300 kilomètres d’altitude.

Mais alors, pourquoi l’administration Obama a-t-elle annoncé en février 2010 que la nasa devrait pour ainsi dire se retirer du domaine des vols habités et l’abandonner au secteur privé ? Selon ce plan, la nasa devrait annuler l’essentiel des sept milliards d’euros affectés à ce jour au programme Constellation, destiné à remplacer la navette spatiale et à acheminer des astronautes vers la Station spatiale internationale et, à terme, jusqu’à la Lune. Au lieu de cela, l’agence fournira les capitaux de lancement à des jeunes sociétés telles que Space X, puis leur achètera des places sur leurs lanceurs.

Un pari risqué

De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer ce « projet naïf et imprudent ». Parmi les plus virulents, l’icône de l’histoire spatiale, Neil Armstrong, plus que sceptique à l’idée que le secteur privé prenne la relève de la nasa. Selon lui, il faudra de nombreuses années et des investissements considérables pour atteindre le niveau de sécurité et de fiabilité requis. Comme d’autres, il pense que laisser le transport orbital aux mains d’entreprises privées serait dans le meilleur des cas un pas en arrière pour l’exploration spatiale habitée. Pire, le manque de compétence pourrait se traduire de façon catastrophique par des accidents mortels. L’aventure de l’homme dans l’espace subirait alors un coup d’arrêt durable : en effet, une fois la massive infrastructure des vols habités de la nasa démantelée, il serait tellement long et coûteux de la reconstruire en cas d’échec des compagnies privées que personne ne le ferait. Après un été de débats houleux, le Congrès américain a cependant fini par adopter le plan à contrecœur.

Mais le fait que ce soit un pari risqué ne signifie pas que ce soit un mauvais pari. Il y a des raisons de croire que les compagnies privées pourraient être à la hauteur de la tâche et envoyer des hommes en orbite, assez vite, pour moins cher et de façon aussi fiable que la nasa. Et cela pourrait redonner vie à un rêve que 30 ans d’attentisme en matière d’exploration spatiale avaient estompé : celui d’une station en orbite. Ce « pied-à-terre » ne serait pas réservé aux seuls astronautes, mais ouvert à des légions de scientifiques, d’ingénieurs, et même à ceux qui rêvent de passer quelques jours dans l’espace. Mieux encore, cette vague de visiteurs spatiaux pourrait lancer une nouvelle économie orbitale, dont certains pensent qu’elle serait autosuffisante.

S’en remettre au secteur commercial pour construire des lanceurs et des vaisseaux spatiaux n’est pas nouveau. Les véhicules qui ont transporté les astronautes de la nasa dans l’espace ont toujours été construits par des entreprises privées. Ce qui changera avec le plan d’Obama, c’est la façon dont la nasa travaillera avec les entreprises privées. L’Agence spatiale améri­caine a toujours engagé ses fournisseurs sur des contrats de type « prix de revient plus marge » (cost-plus), ce qui signifie que la nasa leur rembourse ce qu’ils dépensent et y ajoute un profit garanti.

Les experts s’accordent à dire que de tels contrats augmentent les prix et la complexité des projets, car plus le nombre de fonctionnalités et de mesures de sécurité augmente, plus les fournisseurs gagnent d’argent et plus l’Agence spatiale limite le risque de se voir un jour accusée d’avoir mis en danger des vies par souci d’économies. Ce serait la raison pour laquelle, selon certains, les vols habités sont confinés en orbi­te terrestre basse depuis près de 30 ans, avec des vols de la navette spatiale à plus de 750 millions d’euros par mission. À ce prix, les vols sont rares et le bilan de la navette spatiale pas aussi étoffé qu’espéré. Les critiques mettent en garde contre le même gaspillage avec le program­me Constellation.

Le juste prix

Un nouveau modèle où l’on « paie pour le produit » ne serait pas sans précédent, note Paul Guthrie, analyste du groupe d’expertise pour l’espace et la défense Tauri, à Alexandria, en Virginie. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement des États-Unis a investi massivement dans les sciences et la technologie, avec des retombées commercia­les incer­taines, mais potentiellement importan­tes. Ces investissements ont ouvert la voie aux industries biotechnologi­ques et in­formatiques, entre autres. Comme pour le vol spatial aujourd’hui, ces industries ont été confrontées à leurs débuts à des défis technologiques et commerciaux. Elles ont pu les surmonter grâce à des programmes gouvernementaux, fonctionnant comme le nouveau plan de la nasa : en donnant aux entreprises des crédits pour leur développe­ment et en étant un « client garanti », tandis que l’industrie améliorait ses produits et développait des économies d’échelle. Le Département américain de la défense a été le principal financier et le principal client de nombreux fabricants de circuits intégrés au début des années 1970, par exemple, jusqu’à ce que des circuits intégrés beaucoup plus performants et moins chers soient disponibles, à la suite de la vive concurrence à laquelle se sont livrées les entreprises.

Il n’existe sans doute pas d’équivalent de la loi de Moore (le nombre de transistors par unité de surface double tous les deux ans) pour les voyages spatiaux, mais il n’y a sûrement aucune loi qui les oblige à rester indéfiniment très chers. Les entreprises en concurrence dans le cadre du plan Obama seront forcées de réduire leurs coûts : si elles dépassent le budget alloué, la différence sera à leurs frais ; si elles dépensent moins, elles feront des bénéfices. Outre la question des financements, celle de la sécurité à respecter malgré la réduction des coûts est bien évidemment cruciale.

Plus d’autonomie pour des coûts réduits

Space x, qui s’impose pour l’instant comme chef de file de la nouvelle industrie spatiale, a déjà beaucoup travaillé dans ce sens. Elle a réduit le prix des boulons en aluminium anodisé en les usinant elle-même. Elle a diminué notablement le coût du matériau à base de carbone utilisé dans les boucliers thermiques en mettant au point sa propre formulation (certes inspirée d’un brevet de la nasa). Elle a remplacé les tubes très onéreux destinés à éliminer la turbulence dans les tuyères de la navette spatiale par un système meilleur marché fondé sur des tubes en spirale de diamètre constant.

Selon Kenneth Bowersox, ancien commandant de la navette spatiale et aujourd’hui vice-président de Space x, le rapport du coût et de la performance changera forcément : les charges placées en orbite seront certes plus petites, mais l’objectif sera de diviser le prix au kilogramme par dix. Une place pour la Station spatiale passerait ainsi de 40 millions à 4 millions d’euros.

Pour encourager ce type d’innovations, la nasa devra changer sa façon de travail­ler. L’Agence a toujours dicté précisément à ses fournisseurs comment les véhicules spatiaux devaient être construits, ce qui est normal, étant donné que c’est la seule à avoir les compétences nécessaires jusqu’à présent. Mais avec ce nouveau fonctionnement, elle devra se contenter d’impo­ser les objectifs.

D’après Phil McAlister, membre de l’équi­pe de la nasa en charge de l’analyse des programmes, l’agence ne sera pas trop exigeante sur la façon dont les fournisseurs devront répondre au cahier des charges. Il y aura une liste d’objectifs majeurs et un maximum de flexibilité sur la façon de les remplir. Ensuite, à des étapes spécifiques, la nasa vérifiera que les exigences ont été satisfaites.


Source: résumé, pour la science

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