mercredi 6 juin 2012

L'anatomie du neutron

Un atome est constitué de trois types de particules. Les électrons, chargés négativement, orbitent autour du noyau atomique, rappelant les planètes du Système solaire ; ils évoluent à des vitesses de l’ordre de dix pour cent de la vitesse de la lumière, environ égale à 300 000 kilomètres par seconde.
Les protons sont des particules du noyau, chargées positivement, près de 2 000 fois plus massives que les électrons. Ces deux types de particules déterminent la forme, la dynamique et les propriétés chimiques de l’atome
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Enfin, les neutrons, eux aussi des constituants du noyau, ne portent aucune charge, et semblent être les spectateurs passifs de la mécanique atomique.

 Pourtant, ils ont bel et bien une vie propre. En témoigne l’effervescence qui règne à leurs surfaces, d’où jaillissent des particules, et dans leurs cœurs, qui contiennent des particules encore plus fondamentales : les quarks et les gluons.

Pour étudier les neutrons, il nous faut observer la matière à une échelle 100 000 fois plus petite que la taille de l’atome. Prenons un globule rouge, qui mesure 0,010 millimètre : il est environ 100 000 fois plus petit que l’être humain qui l’abrite. Chaque globule rouge est constitué d’atomes 100 000 fois plus petits, et les neutrons (comme les protons) sont encore 100 000 fois plus petits. Leur diamètre est de l’ordre du femtomètre (10–15 mètre, soit un millionième de milliardième de mètre), ou fermi, du nom du physicien Enrico Fermi. Pour revenir à des dimensions plus habituelles, c’est comme si une orange – le noyau – était posée seule en plein Paris – l’atome –, quelques électrons se déplaçant sur le périphérique. L’essentiel d’un atome est ainsi constitué de vide.

Protons et neutrons sont nommés nucléons. Dans le noyau, ils sont très proches, arrangés un peu comme des oranges et des pommes sur un étal de marché. Ils ont de nombreuses caractéristiques similaires, notamment leur taille et leur masse. Un nucléon ayant un diamètre égal à 1,7 fermi, un gros noyau tel celui de l’uranium 238, contenant 238 nucléons, a un diamètre d’environ 15 fermis.

Dans l’atome le plus simple, l’hydrogène, un seul électron cohabite avec le noyau, constitué d’un seul proton : le neutron est en option. Après l’hydrogène, le type d’atome le plus simple est l’hélium 3, l’un des isotopes de l’hélium ; il est constitué de deux électrons, deux protons et un neutron (deux isotopes ont le même nombre de protons, mais un nombre de neutrons différent). Sans le neutron, le noyau d’hélium 3 se désintégrerait sous l’effet de la répulsion électrostatique entre les deux protons de charge positive. En isolant les protons, les neutrons assurent la stabilité des noyaux des atomes.

Si on les retrouve dans presque tous les éléments – à l’exception de l’hydrogène –, les neutrons font pâle figure face aux protons. N’interagissant que dans un court rayon d’action, ils semblent ne pas servir à grand-chose. Alors que les deux protons de l’hélium 3 retiennent les électrons tout en se repoussant l’un l’autre, le neutron serait simplement posté entre les protons. Pourtant, contrairement aux apparences, le neutron n’est pas qu’un spectateur de la danse atomique : il joue, comme nous allons le voir, un rôle essentiel.


Plongée à l’intérieur du neutron

Depuis presque 60 ans, les physiciens sondent les protons et les neutrons, cherchant à mesurer leur taille et à caractériser l’interaction nucléaire à courte portée qui assure la cohésion du noyau. Il y a 45 ans a émergé l’idée que les nucléons sont constitués de petites particules nommées quarks et gluons. Reste à comprendre comment ces quarks s’assemblent au sein des nucléons. Forment-ils, comme les électrons dans un atome, des systèmes planétaires en orbite ? Ou s’associent-ils en un mélange amorphe ?

Pour compliquer le tout, personne n’a jamais observé un quark isolé, et personne n’espère en observer un. Malgré ces obstacles, les physiciens reconstruisent pièce par pièce l’anatomie du neutron.

Le mot « neutron » a été utilisé pour la première fois en 1899, afin de décrire la combinaison d’un électron négatif et d’un électron positif, dont on soupçonnait l’existence dans l’« éther ». Ce n’est qu’en 1932 que le physicien britannique James Chadwick identifie le neutron, libéré lors du bombardement d’un atome par des particules alpha (qui se révéleront plus tard être des noyaux d’hélium 4).

En 1935, la physique du neutron, particule électriquement neutre liée aux autres neutrons et aux protons par une force nucléaire à courte portée, se précise. Hideki Yukawa, de l’Université d’Osaka au Japon, s’intéressait alors à la cohésion des nucléons dans le noyau. L’interaction nucléaire diffère des interactions gravitationnelle et électromagnétique : elle n’agit qu’à très courte portée. Pour rendre compte de cette interaction, Yukawa supposa l’existence d’une nouvelle famille de particules, les mésons, parcourant les très petites distances qui séparent les nucléons pour assurer leur cohésion. Bien que le premier méson, le pion, n’ait été observé qu’une dizaine d’années plus tard, d’éminents physiciens comme Werner Heisenberg et Enrico Fermi, convaincus par le raisonnement de Yukawa, ont conçu une « théorie des champs de mésons » complète. Ainsi, dans les années 1950, il était admis que les nucléons sont entourés d’un nuage de pions, sans cesse créés puis absorbés par les neutrons et les protons du noyau.

On a longtemps utilisé des sources radioactives pour étudier protons et neutrons, et les premiers pions ont été observés dans les rayons cosmiques. Après la Seconde Guerre mondiale, un nouvel outil a été développé pour sonder la matière : l’accélérateur de particules. Les particules, propulsées à grande vitesse grâce à d’intenses champs électromagnétiques, sont confinées dans un faisceau étroit, dont l’énergie est directement reliée au pouvoir de résolution de l’accélérateur.

Ainsi, un accélérateur produisant un faisceau d’électrons de un mégaélectronvolt peut sonder des détails de la matière 1 000 fois plus petits qu’un atome. Pour un faisceau de un giga­électronvolt, 1 000 fois plus énergétique, on parvient à scruter des longueurs de un fermi environ. En 1951, l’accélérateur de l’Université Stanford réussit à produire un faisceau d’électrons de 600 mégaélectronvolts, permettant d’atteindre une résolution suffisante pour « voir » pour la première fois les neutrons et les protons.

Un accélérateur ne « voit » pas vraiment le nucléon : il permet de mesurer la section efficace de la réaction électron-nucléon, c’est-à-dire la probabilité que l’électron propulsé par l’accélérateur interagisse avec le nucléon cible, l’électron incident étant renvoyé avec un angle et une énergie donnés. Simultanément, des physiciens théoriciens ont calculé les probabilités de diffusion de l’électron par le nucléon. En comparant ces prévisions théoriques aux résultats expérimentaux, ils ont pu déterminer la théorie la mieux adaptée aux données obtenues grâce à l’accélérateur de particules.

L’expression mathématique de la section efficace fait intervenir deux grandeurs distinctes : la diffusion électrique et la diffusion magnétique. En effet, les électrons du faisceau diffusent électriquement, à cause de leur charge, mais aussi magnétiquement, en raison de leur spin (ils peuvent interagir comme deux petites barres aimantées). On nomme ces deux grandeurs facteur de forme électrique et facteur de forme magnétique. En jouant sur les énergies du faisceau et les angles de détection, les physiciens parviennent à distinguer les deux phénomènes et à démêler la structure du nucléon.

Premières mesures

Au milieu des années 1950, Robert Hofstadter utilisa l’accélérateur de l’Université Stanford pour diriger son faisceau d’électrons sur une cible d’hydrogène. À des énergies de quelques centaines de mégaélectronvolts, les électrons interagissent peu avec les électrons des atomes d’hydrogène, lesquels se comportent donc quasiment comme des protons. Hofstadter parvint à déterminer les facteurs de forme du proton et évalua les rayons électrique et magnétique du proton à environ 0,8 fermi. Ces rayons correspondent à la distance en deçà de laquelle les interactions électrique et magnétique deviennent fortes : ils définissent la surface de diffusion des électrons par le proton.

Les mesures sur le neutron sont plus difficiles à réaliser, car nous ne disposons pas de cibles composées uniquement de neutrons. Cependant, nous pouvons mesurer la section efficace d’un deutéron, le noyau d’un atome de deutérium, isotope de l’hydrogène. Le deutéron contient un proton et un neutron, assez peu liés. En mesurant la section efficace du deutéron et en soustrayant la section efficace du proton, on déduit la section efficace d’un neutron, à quelques ajustements près.

De cette façon, Hofstadter a également déterminé le rayon magnétique du neutron : 0,8 fermi, quasi identique à celui du proton. L’expérience donna un rayon électrique nul, résultat en accord avec le fait que le neutron est dépourvu de charge.

Notre vision de l’intérieur des protons, neutrons et autres pions a radicalement changé en 1964, année où Murray Gell-Mann, de l’Institut de technologie de Californie, et George Zweig, de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (le cern), ont chacun proposé un modèle faisant intervenir de nouvelles particules : les quarks. Dans ce cadre, des particules lourdes (protons, neutrons, et d’autres particules exotiques), regroupées dans la famille des baryons, sont constituées de trois quarks. Les mésons (les particules de masses intermédiaires, tels les pions) sont formés d’une paire quark-antiquark (les antiquarks sont des particules d’antimatière qui ont les mêmes propriétés que les quarks, telles que leur charge ou leur couleur, mais de signe opposé). Les particules légères, comme les électrons, sont des particules fondamentales qui ne sont pas composées de quarks : ce sont des leptons.


Saveurs et couleurs des quarks

Il existe six types de quarks, six « saveurs ». La plupart des particules (en particulier les plus courantes, évoquées ici) sont composées des deux saveurs de quarks les plus légères : les quarks u ou up (haut) et d ou down (bas). Ce modèle, qui présente l’intérêt de pouvoir décrire une multitude de particules avec seulement six types de particules, est au cœur de la chromodynamique quantique. Le terme fait référence aux « couleurs » des quarks, une autre de leurs propriétés. C’est aujourd’hui la meilleure théorie pour décrire les particules à l’échelle du nucléon et en deçà.

Le proton est composé de deux quarks u et de un quark d (on le note souvent uud), tandis que le neutron est constitué de deux quarks d et de un quark u (noté udd). Ces quarks u et d sont dits quarks de valence : ils confèrent aux particules leurs propriétés, telle la charge. Des gluons participent à la cohésion des quarks, comme le font les pions pour les nucléons : ils sont une sorte de glu à quarks. À l’intérieur du nucléon existe une mer de quarks où se forment d’éphémères paires quark-antiquark. Le tableau complet de la chromodynamique quantique, décrivant ce qui se passe à l’intérieur du nucléon, est difficile à dresser ; c’est pourquoi les physiciens se concentrent sur les quarks de valence pour décrire les nucléons dans le cadre du modèle des quarks constituants (cqm pour Constituent Quark Model).

Étant donné que les protons ont une charge 11 (l’unité étant la charge du proton) et les neutrons une charge nulle, on en déduit que les quarks u ont une charge égale à 12/3 et les quarks d à 21/3. Dans le modèle cqm, les trois quarks formant le nucléon sont en orbite à la même distance du centre du groupe. Pour le proton, les rayons électrique et magnétique, qui dépendent des orbites des quarks uud et de leurs spins, sont en accord avec les résultats obtenus par Hofstadter. La situation du neutron est différente. Son rayon magnétique, déterminé par la position moyenne des quarks, est non nul. Quant à son rayon électrique, il devrait s’annuler : les charges des quarks u et d devraient s’équilibrer quelle que soit la distance au centre du groupe puisque la charge du neutron est nulle. Mais…

Les quarks, comme les électrons, portent un spin. Cette propriété quantique fait ressembler ces particules à des balles en rotation autour de leur axe. Assimilons le quark à une boule de billard : lorsque celle-ci touche la bande, elle est déviée, et cette déviation dépend de l’effet (du spin) que l’on donne à la boule (au quark). Les mathématiques décrivant l’interaction de boules en rotation aident à décrire les particules dotées d’un spin. L’orientation du spin a son importance : les particules interagissent différemment selon les orientations de leurs spins.

Les quarks ont également une charge de couleur. L’interaction forte qui en résulte est bien supérieure (de deux ordres de grandeur) à la force électrique qui s’exerce entre les charges électriques des quarks. D’après le principe d’exclusion de Pauli, si deux particules identiques, telles que des quarks ou des électrons, sont présentes au même endroit, leurs propriétés globales doivent être différentes, plus exactement antisymétriques. Examinons par exemple les deux quarks d du neutron. Dans le modèle cqm, leurs orbites sont symétriques (facteur associé : 11) ; chaque quark portant une couleur différente, leurs charges de couleur sont antisymétriques (21). Ainsi, les spins portés par les quarks doivent être symétriques (11), c’est-à-dire parallèles, afin que le total soit antisymétrique [(11) 3 (21 ) 3 (11) = 21]. Donc dans ce modèle simplifié, l’interaction répulsive des spins parallèles déforme légèrement les orbites des quarks.

Pour le proton, cette déformation orbitale se traduit par une légère modification de la distribution de charge. Mais pour le neutron, l’effet est bien plus prononcé. Les quarks d se situent un peu plus loin du centre que le quark u : les charges portées par les quarks ne sont pas réparties de façon uniforme, et ne s’annulent pas exactement quelle que soit la distance du centre. Si ce modèle est correct, nous devrions nous attendre à ce que le neutron soit légèrement négatif en périphérie, et légèrement positif à proximité du centre. Cet écart par rapport à une densité de charge uniformément nulle est ce qui rend le neutron si singulier. Si l’on réussissait à mesurer une distribution de densité de charge non nulle, cela nous renseignerait sur l’équilibre entre les effets des spins et ceux de la chromodynamique quantique, une information difficile à obtenir pour le proton.?C’est ce qui rend le neutron particulièrement intéressant.


Regard neuf sur le neutron

De nouvelles techniques récemment mises au point améliorent la sensibilité des appareils de mesure, notamment pour la densité de charge et le facteur de forme électrique. Toutefois, la principale difficulté reste l’inexistence de cible de neutrons isolés. Les physiciens utilisent des faisceaux de neutrons, mais ils contiennent peu de neutrons : la probabilité pour des électrons d’être diffusés est extrêmement faible. Par conséquent, on utilise plutôt des cibles de deutérium. Un électron diffuse sur un noyau de deutérium lorsqu’il a heurté soit un proton, soit un neutron. Si l’on savait lequel, on n’aurait pas à soustraire les sections efficaces. Notre méthode consiste à détecter non seulement l’électron issu de l’accélérateur, puis diffusé, mais également le neutron éjecté lors de la collision : ainsi, nous ne serons pas confrontés aux mêmes incertitudes qu’Hofstadter.

Une autre technique consiste à repenser la séparation des facteurs de forme électrique et magnétique. Celle-ci s’effectue en comparant les sections efficaces mesurées à différents angles et énergies. Cependant, les détecteurs ont des sensibilités qui dépendent de l’énergie et de l’angle, de sorte que les mesures et les calculs doivent être très précis, car les différences de section efficace sont très faibles.

Nous avons utilisé le fait que les orientations des spins de l’électron et du neutron apparaissent explicitement dans l’expression de la section efficace.?Quand leurs spins sont parallèles, leurs facteurs de forme magnétique s’ajoutent à la section efficace ; ce n’est pas le cas quand les spins sont antiparallèles ou perpendiculaires. Il est très difficile de modifier l’orientation des spins, autrement dit la polarisation du faisceau d’électrons et de la cible de neutrons, mais cela permet, en effectuant deux mesures pour différentes orientations relatives des spins, d’extraire soit le facteur de forme électrique, soit le facteur de forme magnétique.

Je me contenterai de décrire ici l’expérience blast (Bates Large Acceptance Spectrometer Toroid, Spectromètre toroïdal à large acceptance de Bates), à laquelle j’ai collaboré pendant près de 20 ans. Installée au Centre de l’accélérateur linéaire Bates de l’Institut de technologie du Massachusetts, mit, près de Boston, cette expérience a rassemblé plus de 50 scientifiques, étudiants et ingénieurs issus d’une dizaine d’institutions.

Le Centre Bates a deux atouts. Son accélérateur produit un faisceau d’électrons polarisé à 66 pour cent ; cela signifie que 83 pour cent des spins des électrons ont la même orientation. De plus, l’accélérateur est associé à un anneau de stockage : les électrons sont accumulés dans une boucle de 180 mètres, parcourant cet anneau un grand nombre de fois jusqu’à heurter un deutéron de la cible – un faisceau de deutérium gazeux polarisé (voir la figure 3). Les spins des atomes de deutérium sont préalablement alignés grâce à une série d’aimants et de cavités radiofréquence. Ce processus permet de former une cible contenant 70 billions (7031012) d’atomes par centimètre cube – une densité généralement considérée comme un bon vide. Un électron du faisceau, qui traverse la cible deux millions de fois par seconde, ne rencontre un deutéron qu’après une vingtaine de minutes. Il aura alors parcouru dans l’anneau de stockage une distance équivalente au diamètre de l’orbite de la Terre !

Seuls quelques milliers d’électrons diffusent donc sur la cible chaque seconde. Parce que nous voulons détecter les particules éjectées dans une large gamme d’angles et d’énergies, nous avons placé le détecteur tout autour de la cible. Les particules diffusées passent dans un champ magnétique intense qui permet de mesurer leur énergie : elles sont d’autant plus déviées que leur quantité de mouvement est faible.

Pour résumer, blast est un détecteur enroulé autour d’une cible polarisée de neutrons, placé dans un faisceau d’électrons fortement polarisé. Ce faisceau de 850 mégaélectronvolts a une intensité atteignant 200 microampères. Si l’énergie n’est pas très élevée, l’intensité est impressionnante, similaire à celle du lhc, le grand collisionneur de hadrons du cern. Le dispositif a la structure d’un oignon, le détecteur étant constitué de nombreuses couches entourant la cible placée en son centre.

Quand un électron heurte un deutéron, il est diffusé, avec un proton ou un neutron et parfois un pion. La particule pénètre d’abord dans une chambre remplie de centaines de fils sensibles à une particule passant à proximité : on détecte ainsi sa position. La chambre à fils, contenant de nombreuses couches, est plongée dans un champ magnétique, de telle sorte que nous pouvons utiliser les signaux des fils de détection pour déterminer la trajectoire de la particule et sa quantité de mouvement. Ensuite, la particule traverse plusieurs épaisseurs d’un scintillateur qui émet de la lumière en réponse au rayonnement ionisant de la particule et indique le temps d’arrivée de la particule avec une précision de 300 picosecondes (10–9 seconde). Dans environ dix pour cent des cas, les scintillateurs arrêtent également les neutrons : on peut alors évaluer leur énergie.


Le neutron n’est pas si neutre

Après quelques années de conception, la construction de blast a démarré en 1999. De 2003 à 2005, l’expérience a enregistré des données presque en continu. Les résultats de l’expérience sont parmi les meilleures mesures au monde, mais seulement dans une plage limitée de quantité de mouvement. Il a donc fallu compléter ces mesures avec celles d’autres laboratoires, en particulier de l’Université Johannes Gutenberg de Mayence, en Allemagne, et de l’accélérateur Thomas Jefferson en Virginie.

Qu’avons-nous appris de toutes ces expériences ? Avant tout, que le facteur de forme électrique du neutron n’est pas nul. Ce facteur est relié à la probabilité que le neutron puisse absorber une certaine fraction de la quantité de mouvement transmise par l’électron lors de l’impact tout en restant un simple neutron. En représentant le facteur de forme électrique en fonction de la quantité de mouvement de l’électron, on voit qu’un électron ayant une faible quantité de mouvement interagit avec la particule dans sa globalité : cette mesure à basse résolution indique un neutron de charge globale nulle. Quant à un électron beaucoup plus énergétique, il peut traverser le neutron et ainsi sonder des échelles beaucoup plus petites.

En physique, on interprète habituellement le facteur de forme comme la transformée de Fourier de la densité de charge électrique de la particule (la transformée de Fourier relie quantité de mouvement et position). On peut ainsi transformer la courbe donnant le facteur de forme pour obtenir la densité de charge du neutron : le cœur de la particule est positif et sa périphérie négative (voir la figure 5). Différents modèles ont été introduits il y a une dizaine d’années, tels le modèle du nuage de pions ou celui de répulsion des spins de quark. On confirme aujourd’hui que ces deux modèles semblent corrects. Pour les concilier, il nous faut revenir à notre représentation du neutron et du pion en faisant intervenir les quarks.

Ainsi, le neutron est constitué de trois quarks de valence, ainsi que de gluons et de paires quark-antiquark éphémères. Jusqu’à présent, nous ne nous sommes intéressés qu’aux trois quarks de valence : il nous faut faire intervenir les autres. Observons comment les quarks uud d’un neutron évoluent au cours du temps (voir la figure 6). Au bout d’un certain temps, un quark d émet un gluon, qui est absorbé par un quark u. Plus tard, un autre gluon est émis ; il donne alors une paire quark-antiquark, qui se recombine en un autre gluon, absorbé à son tour par un des quarks de valence.

Les quarks et antiquarks éphémères constituent une mer de quarks. Ces quarks de la mer sont aussi réels que les quarks de valence : si un antiquark se combinait avec un quark de valence, le système serait en équilibre. Cette paire quark-antiquark pourrait former une nouvelle particule, tel un pion, au moins pour un bref instant. Le pion formé serait alors réabsorbé dans le nuage de pions du neutron, où il pourrait être échangé avec un nucléon voisin, puis absorbé en tant que médiateur de l’interaction nucléaire forte. Ainsi, le nuage de pions est lié aux gluons et à la mer de quarks, et nous renseigne sur leur activité.

Si la façon la plus simple d’associer un quark et un antiquark est de former un pion, ce n’est pas la seule. Lorsque les spins de la paire quark-antiquark sont alignés, ils forment une particule plus massive, un méson rhô ou un méson oméga, ou peut-être un méson plus exotique, tel le méson phi. Ainsi, il serait plus correct de parler d’un nuage de mésons, au lieu d’un nuage de pions, entourant le neutron.


Un cœur très relatif

Que se passe-t-il à l’intérieur du nuage, à une distance inférieure à un fermi, ce qui est normalement considéré comme la frontière d’un nucléon ? Le quark u semble plus près du centre, avec un rayon d’environ 0,35 fermi, et les quarks d en sont plus éloignés, à environ 0,5 fermi. On aboutit alors, par la transformée de Fourier du facteur de forme électrique, à une description du neutron considérée par certains physiciens comme notre meilleure représentation actuelle : un nuage de mésons, une surface de quarks d et un cœur de quark u. Mais ce « portrait », pour instructif et attrayant qu’il soit, n’en présente pas moins quelques difficultés. Ce que nous voulions vraiment savoir, c’est à quoi ressemble un neutron « normal », au repos. Or la transformée de Fourier est à mi-chemin entre le neutron de départ, au repos, et le neutron d’arrivée, après la collision. C’est un peu comme prendre une photo au flash, et s’apercevoir ensuite que les personnes ont les yeux rouges, ou ont sursauté à cause du flash. Nous aimerions penser que notre image est celle d’un neutron au naturel, mais c’est en fait celle d’un neutron subissant une exploration invasive, qui le perturbe.

Ces dernières années, les physiciens ont donc mis au point une procédure différente. Elle consiste à examiner le neutron dans un référentiel de moment infini (imf pour Infinite Momentum Frame), ce qui équivaut à étudier le neutron comme s’il se propageait pratiquement à la vitesse de la lumière. Cette procédure est compatible avec la théorie de la relativité, elle est mathématiquement correcte, mais elle ne permet pas vraiment de répondre à notre question : à quoi ressemble un neutron au repos ? Le facteur de forme électrique comme le facteur de forme magnétique interviennent dans cette procédure, car ils se mélangent à ces vitesses. Étant donné que le facteur de forme magnétique est négatif, la distribution de charge résultante est modifiée (voir la figure 7). Dans ces conditions, le cœur du neutron est chargé négativement, un résultat qui gêne de nombreux physiciens.

En première analyse, on définit le cœur du neutron comme le centre de masse des trois quarks de valence. Ils sont tous en orbite autour d’un même point, situé quelque part au milieu du triangle qu’ils forment. Dans le référentiel imf, le neutron a un mouvement relativiste, à la vitesse de la lumière, si bien qu’il s’aplatit dans la direction du mouvement. Dans cette situation, la masse joue un rôle beaucoup moins important que la quantité de mouvement ; le centre, correspondant alors à la plus grande quantité de mouvement, est imposé par les quarks d. Puisque les quarks d sont négatifs, le centre est également négatif. Le modèle imf est cohérent et correct, mais il répond à une question encore un peu différente. Le « centre », tel qu’il apparaît dans ce modèle, n’est pas le centre d’un neutron immobile, tel que nous voulions l’observer ; cela explique pourquoi les deux modèles donnent des résultats contradictoires.


Une vision encore floue

À quoi ressemble un neutron ? Ce n’est pas un minuscule caillou inerte, il est dynamique, constamment en train d’éjecter et d’absorber des mésons de toutes sortes. Sa surface est dominée par des quarks d négatifs. L’intérieur abrite un quark u positif. Son cœur, soumis à d’intenses effets relativistes, serait dominé par les quarks d.

Quelle sera la suite du programme ? Il reste beaucoup à apprendre sur la structure du neutron et la façon dont ses constituants lui confèrent son spin. Le neutron, en perpétuel renouvellement, crée et absorbe sans cesse des mésons. En précisant la nature et le comportement de ces particules, peut-être finirons-nous par retrouver le modèle élaboré par Heisenberg et Fermi dans les années 1940.



Source:  pour la science

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